

Attention, ce livre est déjanté ! La lecture m’a laissée à la fois perplexe et enthousiaste, et c’est excitant de découvrir un auteur qui se joue des codes, qui fait des pieds de nez à ses lecteurs et qui l’assume pleinement. J’ai parfois eu l’impression d’être dans une pièce de théâtre (du style Bacri / Jaoui où les mœurs sociales sont décortiquées à la fois d’une manière fine et moqueuse) et parfois j’ai cru me retrouver en plein Rocky Horror Picture Show, avec des scènes burlesques et des scènes de sexe homosexuel crues. Plus j’avançais dans le roman, plus je me marrais en me demandant quelles mises en scène l’auteur, Kevin Lambert, allait bien pouvoir encore inventer !
Pourtant le livre démarre avec une intrigue ordinaire : la grève des employés d’une scierie dans la région boisée du lac Saint-Jean au Québec. L’auteur campe progressivement ses personnages : les patrons, les employées de bureau, les ouvriers, les petites rivalités entre ceux qui travaillent dans l’usine et ceux qui travaillent devant leur ordinateur. Rapidement, on s’aperçoit que la volonté commune d’exiger une amélioration des contions de travail est gangrénée par les envies et les besoins personnels. Tout n’est que petits arrangements avec la vie… et avec sa conscience.
Alors que le lecteur commence à ressentir de la compassion pour les grévistes et les quelques personnages saillants, comme Querelle ou Jézabel, le narrateur prend carrément position et interpelle son lectorat à la page 179. Jusque là, les patrons n’étaient pas présentés de façon très glorieuse (ils ont quand même empoisonné les grévistes en versant de la javel dans leur café !), mais Kevin Lambert se présente et nous informe que les pages qui vont s’en suivre vont faire l’apologie de la société capitaliste ! Mais il se moque de nous (une fois de plus), non ? On n’y comprend rien ! Une fois que l’on a saisi qu’il n’y a pas de cohérence à chercher, mais simplement à se laisser surprendre et à rire, on entre dans le livre. Et c’est très amusant !
Une des scènes finales d’affrontement entre les grévistes ressort du registre sanglant du champ de batailles et l’apothéose du combat prend des allures de scènes christiques… ou encore de tragédie grecque. L’humanité s’effondre et les hommes deviennent des bêtes que rien n’arrête tant leur fureur est grande.
Tandis que la femme aux cheveux blancs, épuisée, regagne le chœur, une pulsation rattrape le doux chant. Un autre ensemble de voix surgit tranquillement du noir, d’innombrables voix, plus graves que celle du castrat, mais moins viriles que celles des hommes. On voit bientôt des garçons surgir de partout pour inonder le terrain de baseball, émerger de tous les recoins sombres de la municipalité. Ils ont vingt ans et sont tous identiques, non pas parce qu’ils se ressemblent, non, mais parce qu’ils ont, le temps d’une nuit ou de plusieurs, déjà appartenu à Querelle. Font vibrer l’air les voix des garçons, de tous les beaux garçons possédés par le bel ouvrier, tous les captifs de son désir, tous les porteurs d’un manque inapaisable qui hurle en leurs viscères, tous les androlâtres de son grand sceptre qui, jadis, les enfila jusqu’au cœur.
Et le titre Querelle de Roberval, d’où vient-il ? Personnellement, cela me fait penser à une épopée moyenâgeuse ! Dans les faits, Querelle est l’un des jeunes grévistes homosexuels et Roberval est la municipalité où se tient la tragédie. Avec cet ouvrage, Kevin Lambert se distingue dans le paysage des écrivains québécois qui ont le vent en poupe. Les lecteurs français se délecteront des expressions québécoises dont l’une de mes préférées reste : « C’est pas le pogo le plus dégelé de la boîte, la Kathleen, Christian le dit quand elle est pas là, il la connaît depuis la maternelle […] ». Un pogo, c’est une saucisse panée plantée sur un bâton, qui fait le régal des enfants, c’est un classique des congélateurs des familles québécoises !
Si vous cherchez une lecture décoiffante, une expérience littéraire, ruez-vous sur Querelle de Roberval ! Âmes sensibles et prudes s’abstenir car le langage est cru et grossier !
Querelle de Roberval, de Kevin Lambert, Héliotrope, 2018.